23
Lorsque Rhapsody entendit les dernières paroles prononcées par Llauron – l’île de Serendair, juste avant qu’elle soit détruite –, les mots s’immiscèrent lentement dans son cerveau et se mirent à tourner comme la musique d’un orchestre au loin. Détruite.
Un calme étrange l’envahit. C’était la réaction physique qui se manifestait chez elle à l’approche d’un grand danger ou d’une panique incontrôlable. Elle lutta pour garder une expression imperturbable ; le sang lui monta à la tête, son estomac se tordit d’horreur et elle fut prise d’une faiblesse immense.
D’une main experte, elle saisit la carte et l’emporta jusqu’à la chaise qu’elle occupait un peu plus tôt. Elle se rassit, posa le fourreau en équilibre sur ses genoux et laissa le feu réchauffer son visage soudain blême. « Je voudrais en savoir plus sur les Cymriens, mais avant cela, vous voulez bien me parler de deux autres terres ? » En entendant sa propre voix, elle la trouva forcée.
« Bien sûr », dit Llauron en s’asseyant en face d’elle.
Rhapsody concentra son regard sur une terre coloriée en jaune, au sud de Gwynwood et de son voisin, Avonderre. Cette terre semblait faire partie de l’immense forêt mais, indépendamment du fait qu’elle apparaissait de couleur différente, elle portait le nom de Realmalir. « Qu’est-ce que c’est ? »
Un sourire passa sur le visage marqué par les ans de l’Invocateur. « Ce sont les terres lirin, la Grande Forêt de Tyrian. C’est une expression en vieux cymrien, qui signifie "royaume lirin". Les Lirins étaient les autochtones de cette terre. Ils étaient là lorsque les Cymriens ont débarqué, et ils y sont toujours.
— Mais ça ne fait pas partie de Roland ?
— Non. Au cours de l’Ère Cymrienne, les Lirins étaient les alliés des Cymriens, mais la Grande Guerre a changé tout cela.
— La Grande Guerre ? »
Llauron prit une profonde inspiration. « Quand vous dites que vous venez de loin, je vois que ce n’est pas exagéré. Quelle est l’autre terre dont vous souhaitiez que je vous parle ? » L’air hébété, Rhapsody désigna les terres blanches au nord de Gwynwood et de Roland. « C’est le Hintervold. Il englobe tout le territoire au nord et à l’est, au-delà du vieux royaume cymrien. J’ai des cartes, si vous souhaitez les voir. »
Elle commençait à avoir la nausée. « Une autre fois, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Dites-m’en plus au sujet des Cymriens, s’il vous plaît. »
Llauron scruta les ténèbres à travers la fenêtre. « Eh bien, je peux vous en parler un peu, mais c’est une histoire plutôt longue.
» Il y a bien longtemps, le dernier des rois serennes, dont le nom était Gwylliam, découvrit que la nation dont il était le souverain de droit était appelée à périr par le feu. Les manuscrits anciens que j’ai étudiés ne sont pas clairs quant à la manière dont il l’a appris, mais les rois de Serendair possédaient souvent le don de clairvoyance et savaient incontestablement beaucoup de choses. »
Rhapsody sentit comme un engourdissement au niveau de ses tempes. Elle n’avait jamais entendu parler de Gwylliam.
« Des siècles auparavant, l’Île avait essuyé des dommages considérables lorsqu’une étoile était tombée dans la mer, poursuivit Llauron. Celle-ci avait engendré un gigantesque déluge, avait déchiré l’Île et en avait englouti une bonne partie sous les vagues. Il n’était pas difficile de croire qu’un fléau de ce genre puisse se reproduire. »
Rhapsody dut lutter pour respirer normalement. Elle avait déjà entendu la légende de l’Enfant Endormi, l’histoire même que Llauron était en train de lui raconter.
Sa mère lui avait conté l’histoire de deux étoiles sœurs, Melita et Oelendra. Melita était tombée du ciel dans la mer, au bord de la Terre, s’abîmant dans les vagues mais bouillonnant de feu qui couvait. Les îles au nord de Serendair, au climat jadis montagnard, devinrent des terres tropicales sous la chaleur subite ; la mer autour d’elles se déchaîna, rendant la navigation dangereuse pour les navires.
L’étoile au fond de la mer fut bientôt surnommée l’Enfant Endormi. Les Lirins croyaient qu’un jour elle se réveillerait, précipitant le reste de l’Île par le fond. On disait de sa sœur, l’étoile Oelendra, qu’elle avait sombré dans le désespoir, et que sa lumière avait continué à briller dans le ciel, longtemps après sa mort. Rhapsody avait pris ces histoires pour des mythes.
La voix de Llauron lui parvint de nouveau, comme à travers le brouillard. « Par nature et par apprentissage, Gwylliam était architecte, ingénieur et forgeron. Il refusa d’entendre sonner le glas de son royaume et décida de trouver un moyen de préserver cette culture que sa lignée avait défendue avec tant d’ardeur.
» Il conçut divers plans pour évacuer l’Île, même si certains de ses sujets, notamment les plus âgés, auraient préféré rester plutôt que d’abandonner leur terre, même devant ce désastre imminent. D’autres choisirent de se rendre dans les terres voisines, par les routes fréquentées depuis des siècles par les marins serennes.
» Mais Gwylliam ne se satisfaisait d’aucune de ces alternatives. Il voulait trouver un lieu où la culture plurielle de Serendair pourrait être préservée, un sanctuaire où ses sujets pourraient reconstruire leur civilisation. Dans ce but, il élit un marin, un homme d’ascendance serenne ancienne, appelé Merithyn l’Explorateur. Il l’envoya dans un petit navire, seul, repérer un lieu propice pour implanter les Serennes qui voulaient fuir.
» Au fait, laissez-moi préciser la différence entre Serenne et Serenne ancien. Tout citoyen de ce qui était alors la Serendair moderne, quelle que soit sa race, était Serenne, bien que depuis leur arrivée ici on ne les désigne plus que comme Cymriens. Les Serennes anciens étaient une race particulière, grande et au teint doré, existant bien avant que les hommes colonisent Serendair. Ils se sont éteints, pour la plupart, bien avant l’époque dont je vous parle. » Rhapsody, Serenne elle-même, hocha la tête d’un air hébété. « Merithyn a fini par arriver en ces lieux, qui à l’époque étaient le fief impénétrable d’une dragonne appelé Elynsynos. C’est une histoire beaucoup trop longue pour ce soir, mais si vous restez un peu, je serai ravi de vous la conter.
» Quoi qu’il en soit, Elynsynos se prit de sympathie pour lui, et de compassion pour le sort de sa nation, et les invita à venir s’installer sur ses terres, celles que pour la plupart vous voyez en vert sur ce globe. Merithyn rentra avec cette bonne nouvelle, et les Serennes se rendirent sur cette terre en trois flottes.
» Huit cent soixante-seize navires prirent le large, même si un nombre bien plus restreint arriva effectivement à bon port, et ils débarquèrent en trois vagues, qui partirent de lieux différents, à des dates différentes, pour des destinations différentes. Ce fut très pénible et très difficile à organiser, mais ils survécurent et finirent par se retrouver, s’unissant pour former la plus grande nation que cette terre ait jamais connue. Ils la firent pénétrer dans l’ère la plus éclairée de son histoire. Mais cette civilisation a disparu il y a très longtemps. »
Rhapsody essaya de garder contenance. « Je ne comprends toujours pas pourquoi on les a appelés Cymriens. Ne disiez-vous pas qu’ils étaient originaires de Serendair ? »
L’Invocateur se leva, s’étira puis se dirigea vers une vitrine à l’autre bout de la pièce, dans laquelle était exposé un étrange objet, apparemment en pierre. Rhapsody le suivit, luttant contre une montée d’hystérie. Il désigna le morceau de roche, dans lequel avaient été gravées des runes. À travers la vitre, elle déchiffra les mots.
Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr.
« Pouvez-vous lire, ma chère ? »
Rhapsody hocha la tête. Le texte était écrit dans un mélange de ce que Llauron appelait le vieux cymrien, la langue de son père, la langue vernaculaire de sa terre natale, et cet étrange langage des marins et des marchands, universellement utilisé dans le commerce maritime. « C’est en paix que nous venons, de l’emprise de la mort à la vie, sur cette terre favorable. »
Llauron lui adressa un sourire approbateur. « Très bien. C’était le commandement de Gwylliam à Merithyn, la formule de salutation avec laquelle il devait aborder quiconque sur la nouvelle terre qu’il découvrirait. Gwylliam la traduisit dans un langage universel, pour augmenter ses chances d’être compris quelque part dans le monde. Ce furent les premiers mots de Merithyn à Elynsynos, des mots qu’il grava à l’entrée de sa tanière, avec sa permission, bien entendu, comme indicateur pour ceux qui viendraient après lui.
» Lorsque arrivèrent les Cymriens, chaque flotte ayant débarqué en un lieu différent, ils partirent à la recherche les uns des autres, et laissèrent des signaux sur leur passage. Ces chemins historiques se nomment les Voies Cymriennes, et elles sont à l’origine du nom Cymrien.
» Les autochtones de ces contrées, comme les Lirins de la Grande Forêt, virent les mots gravés sur les indicateurs, ou bien se firent accueillir par ces mots par les réfugiés qu’ils croisaient, aussi se mirent-ils à les désigner sous le nom de Cymriens. C’est devenu le nom des habitants de l’Île Perdue et de leurs descendants, sans distinction de race ou de classe, car toutes étaient représentées sur les navires.
— Je vois, dit d’un ton poli Rhapsody, qui sentait tout tourner à l’intérieur d’elle. Et c’était il y a combien de temps ?
— Eh bien, les flottes sont parties il y a un peu moins de quatorze siècles. »
Rhapsody ne put s’empêcher de sursauter. « Quoi ?
— Oui, confirma Llauron en souriant, cela peut paraître difficile à croire, mais il y a quatorze siècles s’est développée ici une civilisation qui nous a offert les fondements et les inventions les plus importants de notre culture. Ils étaient en quelque sorte plus avancés encore que nous ne le sommes aujourd’hui. C’est la guerre qui a tout changé, la guerre qui a mis fin à l’Ère Cymrienne et qui nous a fait reculer de plusieurs siècles. Vous allez bien, ma chère ? Vous êtes toute pâle.
— Je... Je suis vraiment très fatiguée, dit Rhapsody d’une voix blanche.
— Bien sûr. Je manque à tous mes devoirs. » Llauron gagna la porte du bureau. « Gwen ? La chambre de notre invitée est-elle prête ? »
Quelques instants plus tard, la servante pénétra dans la pièce. « Fin prête, Votre Excellence. On a rabattu les draps.
— Bien, bien, dit l’Invocateur. Pourquoi vous n’accompagneriez pas Gwen, ma chère ? Prenez une bonne nuit de sommeil, faites la grasse matinée. Je suis certain que ce ne sera pas un luxe, après un voyage comme le vôtre. »
Rhapsody acquiesça, comme en transe. Elle adressa une petite révérence à l’intention de Llauron. « Bonne nuit, et merci.
— Je vous en prie. Dormez bien. »
Lorsqu’elle quitta la pièce à la suite de Gwen, une étincelle de joie pétillait dans les yeux de l’homme.
Sa chambre se trouvait au bout d’un long couloir tordu. Non seulement Gwen avait-elle rabattu les couvertures, mais elle avait glissé des pierres chaudes entre les draps pour en chasser le froid et l’humidité.
La pièce elle-même était simple et propre et, outre le lit, meublée d’un coffre, d’une chaise et d’un miroir, ainsi que d’un porte-manteau et d’un râtelier pour épées. Une petite lucarne ouvrait sur un autre côté de la maison que celui qu’elle avait vu en arrivant, mais elle ne pouvait rien en apercevoir à cette heure. Les couvertures de laine étaient tissées de symboles magiques pour repousser les cauchemars. Rhapsody se demanda avec regret s’ils étaient réellement puissants. Pour lui épargner ses frayeurs nocturnes, il faudrait rien de moins qu’un miracle.
Lorsque la porte se referma derrière elle, elle s’assit sur le lit, hébétée, incapable de faire le tri dans ses pensées. L’île de Serendair, juste avant qu’elle soit détruite.
Llauron avait dit que Gwylliam avait prédit cette chute, mais peut-être cela ne s’était-il pas produit. Les prophètes passaient leur temps à prononcer des oracles qui ne se réalisaient jamais, comme le devin du Marché aux Voleurs d’Easton. Puis elle repensa à son cauchemar sur la Racine, à l’image de cette étoile tombant dans la mer, les murs d’eau en flammes engloutissant la Terre, et elle comprit qu’elle avait vu la réalité. C’était une prémonition. Serendair avait disparu.
Même s’ils avaient survécu à la catastrophe, même s’ils avaient fait partie des réfugiés à avoir réussi la traversée, aucun de ceux qu’elle avait connus ou aimés n’était encore en vie. Son cœur se tordit de douleur à la pensée de ses parents et de ses frères. Son père avait disparu, il était mort depuis des siècles, depuis plus d’un millénaire, si elle devait en croire Llauron. Sa mère étant une Lirin, elle avait une espérance de vie plus longue ; certains Lirins vivaient jusqu’à cinq cents ans. Mais trois fois cette durée s’était écoulée. Elle aussi était morte, ainsi que ses frères. Rhapsody sentit son cœur se briser sous le poids de ce chagrin intolérable.
Elle se traîna dans le lit et se blottit comme un bébé dans le ventre de sa mère, essayant de se rappeler sa vie avant le cauchemar de la Racine. Il aurait été facile de maudire Achmed en cet instant, pourtant tout était bel et bien sa propre faute.
Adolescente, elle s’était montrée entêtée et inconséquente, elle avait fugué. Elle avait en partie payé le prix de sa sottise. La vie dans la rue avait été horrible jusqu’à l’extrême, à une époque. Mais le pire était de songer à la peine qu’elle avait infligée à sa famille, au désespoir qu’elle avait dû ressentir, ne sachant pas ce qui lui était arrivé. Seuls la certitude et l’espoir qu’elle rentrerait un jour pouvaient alors apaiser son implacable culpabilité. Mais même ça, elle l’avait perdu.
Le visage de chacun de ses frères défila à tour de rôle dans son souvenir, souriant, riant même. Elle percevait presque la solide étreinte de son père, la douce caresse de sa mère. Disparues, à jamais. Elle ne les reverrait plus jamais, elle ne s’endormirait plus au son de la voix de sa mère. Jamais plus elle ne se sentirait vraiment en sécurité.
Une boule d’angoisse se logea dans sa gorge. Le Passé était trop douloureux à ressasser, et l’Avenir plus pénible encore à envisager. Rompue, à bout de nerfs, Rhapsody sombra dans un sommeil agité.
Ses rêves furent plus terrifiants encore qu’en temps normal, des visions de hauts murs d’eau écrasant des enfants sous eux à mesure qu’ils avalaient la Terre, de grands êtres dorés immolés par une étoile enflammée, et Sagia sombrant lentement sous les vagues, avec dans les bras le peuple lirin.
Dans son dernier cauchemar, elle se tenait dans un village consumé par le feu noir, que parcouraient des soldats au galop en massacrant tous ceux qu’ils croisaient. Au loin, à l’horizon, elle vit des yeux écarlates, qui la fixaient de leur regard cruel et hilare. Puis, juste au moment où un guerrier souillé de sang fonçait sur elle comme possédé par un démon, elle se fit soulever en l’air dans les griffes d’un énorme dragon couleur de cuivre.
Rhapsody s’éveilla en sursaut, haletante. Elle chercha de la main Grunthor, qui était son grand réconfort en cas de cauchemars, mais le visage vert et jovial n’était nulle part dans les environs. La pièce et le lit s’étaient refroidis pendant son sommeil, mais alors qu’elle reprenait conscience son angoisse s’enflamma soudain à l’intérieur d’elle, et la température ambiante monta instantanément de plusieurs degrés.
Le jour se levait à peine. Par la fenêtre, elle aperçut le ciel baigné d’une lumière grise qui annonçait l’aube. Le monde paraissait étrangement différent, ce matin, bien que rien ne se soit produit pendant la nuit. Ces bouleversements dataient de plusieurs siècles, le monde avait changé irrémédiablement pendant qu’elle rampait dans ses entrailles. Beaucoup de temps avait passé. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’est comment ils avaient réussi à passer au travers. Elle regarda son visage dans le miroir et ne le trouva pas beaucoup plus vieux que la dernière fois qu’elle l’avait contemplé, du moins à ses propres yeux.
Rhapsody se rendit à la fenêtre et observa le ciel qui s’éveillait. L’aube allait bientôt poindre. Il fallait qu’elle chante ses dévotions matinales, elle avait besoin du réconfort du souvenir de sa mère les lui enseignant sous le ciel, à un demi-monde de là. Elle avait peur de rester seule avec la nouvelle de la mort de l’Île, mais elle n’avait personne avec qui partager ce savoir – personne de vivant, du moins.
Même si elle retrouvait Achmed et Grunthor, qui ne pouvaient qu’être loin, à l’heure actuelle, aucun d’eux ne serait réellement ému par ce deuil. Achmed, qui était pourchassé, s’en réjouirait même sans doute, et elle ne pourrait le supporter. Elle fît le lit, puis alla décrocher la cape à capuche que Khaddyr lui avait donnée.
Rhapsody descendit silencieusement les escaliers, afin de ne pas déranger l’Invocateur et son personnel. Elle ouvrit doucement la lourde porte et adressa un signe de tête aux gardes qui la dévisagèrent. Ils restèrent cependant muets, aussi passa-t-elle entre eux, puis traversa le jardin recouvert de neige, jusqu’aux champs qui entouraient l’Arbre.
L’aube se levait à peine lorsque Rhapsody atteignit le bout du pré. Elle passa entre un érable majestueux et un orme imposant et arriva pour la première fois en vue du tronc. L’écorce du Grand Arbre Blanc accrocha le premier rayon de soleil et se mit à scintiller dans l’air matinal, chargé de brume. Lorsque la lumière se posa sur l’Arbre, le chant s’en fit plus profond, puis monta en puissance comme s’il accueillait lui aussi l’aube en musique.
Rhapsody ferma les yeux, emplie du grondement de l’Arbre. C’était la première fois qu’elle se sentait aussi petite, aussi insignifiante en présence de tant de splendeur, d’une puissance si inestimable.
Mais elle reconnut aussi les accents de ce chant de vie qui la parcourait. La mélodie du Grand Arbre Blanc ressemblait beaucoup à celle de Sagia, cette présence profonde et éternelle qui parlait à son âme. Elle faisait partie d’elle. Elle la soutiendrait dans son deuil, même si son cœur devait ne jamais cicatriser.
Elle entonna son aubade matinale et lorsqu’elle eut fini ses dévotions, siffla les quelques notes signifiant que tout allait bien qu’Achmed attendait. Puis elle quitta l’anneau d’arbres gardiens et retourna en toute hâte à la maison.
Elle emprunta un chemin différent au retour, entre un énorme buisson de houx et un guirland, un arbre élancé et argenté qu’elle avait l’habitude de voir chez elle, enfant. De là où elle se tenait, elle apercevait la demeure de Llauron sous un autre angle, par un jardin serpentant jusque derrière la maison.
Au loin elle entendait les chants des Filids entamant leur journée, s’attelant aux premières tâches. Elle traversa le pré toujours vide, contourna la tour centrale et se retrouva au milieu de jardins luxuriants qui s’étendaient à perte de vue.
Les terres de Llauron poussaient jusqu’à la forêt, à deux ou trois kilomètres de là. Entre la maison et les bois, le paysage était ponctué d’arbres et d’étangs, autour desquels on avait agencé des parterres d’herbes et de fleurs. Çà et là des bancs de marbre apparaissaient, là où en été les frondaisons procuraient de l’ombre. Pour l’heure le jardin somnolait dans le froid hivernal, et la neige recouvrait les parterres paillés.
À l’arrière de la maison poussait un jeune frêne, grand et vigoureux, au pied duquel elle aperçut un petit jardin d’herbes aromatiques abrité. Llauron était assis par terre, près de l’arbre, à arranger les plantes des parterres en chantant d’une voix mélodieuse de baryton qui donna le frisson à Rhapsody. Ce n’était pas tant la beauté de sa voix que les vibrations qu’elle engendrait qui émurent la jeune femme.
Il se servait de la tradition musicale, avec les talents d’un Barde, même s’il paraissait clair dans ses hésitations ponctuelles ou ses erreurs de phrasé qu’il n’en était pas un lui-même. C’était une chanson simple, dont elle ne reconnut pas la langue. Elle s’apprêta à suggérer quelques changements pour rendre la chanson plus efficace. C’était un chant de réconfort et de guérison, visant à donner aux plantes la force d’affronter l’hiver. Elle se ravisa cependant, alors que les paroles d’Achmed lui revenaient en mémoire.
Et lorsque nous déciderons d’entrer en contact, gardons le maximum d’informations pour nous, jusqu’à ce que nous en décidions autrement. C’est plus sûr pour nous tous.
En la voyant approcher, l’Invocateur interrompit son chant et se tourna pour l’accueillir. Un sourire éclaira son visage ridé. « Eh bien, eh bien, bonjour, ma chère. J’imagine que vous avez bien dormi ? »
Rhapsody repensa à ses effroyables cauchemars. « Merci pour cette chambre ravissante.
— Je vous en prie. J’espère que vous resterez quelque temps », dit-il en faisant mine de se relever.
Elle vint à lui, anticipant son mouvement, et s’assit sur le banc, sous le frêne. La pierre était froide, et un frisson parcourut Rhapsody. « Qu’est-ce que c’était que cette chanson ?
— Ah, celle-là. C’est un chant de guérison pour les plantes, un morceau traditionnel transmis par les Filids de Serendair. Je m’en sers pour aider mon petit potager à passer le pire de l’hiver, pour le garder en bonne santé. Je conserve les plantes les plus fragiles à l’intérieur, mais il n’y a pas assez de place pour toutes. Et puis ce bon vieux Mahb aime la musique, dit-il en tapotant le tronc de l’arbre.
— Mahb ? » On aurait dit le terme serenne pour dire « fils ».
« Oui, oui, il veille sur le jardin, il tient à distance tout homme, toute bête ou tout esprit mauvais qui lui voudrait du mal, n’est-ce pas mon vieux ? » Llauron parcourut du regard le tronc du jeune arbre, puis se pencha vers Rhapsody avec un air de conspirateur. « Pour tout vous dire, je crois qu’il préfère Khaddyr », ajouta-t-il, les yeux étincelants. Rhapsody lui adressa un petit sourire. « Peut-être pourrais-je abuser de votre gentillesse en vous demandant de joindre votre jolie voix à la mienne, afin que les plantes en profitent vraiment ? »
Rhapsody eut l’air surpris. « Pardon ?
— Je vous en prie, ma chère, ne soyez pas modeste. Je crois deviner que vous êtes une Barde de grand talent, peut-être même une Baptistrelle, je me trompe ? »
Elle plissa les yeux. Le vent glacé passa sur son corps, soudain moite de sueur, la faisant frissonner.
« Dès que vous parlez, vous faites briller le soleil un peu plus fort par le simple son de votre voix. C’est tout à fait ravissant, ma chère. Je ne peux qu’imaginer ce dont vous êtes capable, lorsque vous chantez. J’espère que vous ne me laisserez plus très longtemps dans l’incertitude. Allez, faites à mes plantes l’honneur d’une chanson. »
Le dilemme lui serra l’estomac. Llauron avait déjà deviné un détail de grande importance la concernant. Le nier aurait été mentir, et esquiver sa demande, grossier. « Si vous voulez, finit-elle par répondre après un soupir. Mais je ne connais pas la chanson que vous chantiez. Pourquoi vous ne commencez pas, et je vous rejoindrai quand j’aurai attrapé l’air ?
— Bien. »
Llauron se remit au travail, reprenant son chant. La mélodie parut évidente à Rhapsody au bout de quelques mesures et elle entreprit de chanter avec lui, corrigeant les approximations de la ligne mélodique du vieil homme. Llauron remarqua les changements et s’y conforma, et lorsqu’il maîtrisa l’air sans faute, elle ajouta une variation, pour faire bonne mesure. Elle jeta un œil au petit jardin et constata que les plantes médicinales avaient l’air en meilleure forme, bien qu’il fût difficile de décrire le changement exact qui s’était produit.
Llauron hocha la tête d’un air approbateur. « Excellent ! J’avais raison, n’est-ce pas ? Vous êtes Baptistrelle. »
Rhapsody détourna le regard au loin pour ne pas croiser le sien. Ils étaient d’un bleu vif et perçant. Si elle ne se montrait pas prudente, il la jaugerait sans difficulté. « Je suis arrivée à ce grade, en effet.
— Je m’en doutais. Eh bien, merci. Voilà qui devrait suffire à maintenir mon jardin en parfaite santé, du moins jusqu’à la fin du dégel. Venez, rentrons. Vous avez froid, et j’en avais terminé, de toute façon. » Il se leva avec plus d’agilité que l’aurait laissé craindre son âge et la mena à l’intérieur, par la porte arrière de la maison.
Elle ouvrait sur une vaste cuisine, munie d’un âtre énorme et de fours en briques qui auraient largement pourvu aux besoins de toute une ferme, ouvriers compris. Un crochet de cuivre pendait au-dessus du feu, soutenant une bouilloire fumante. Llauron se réchauffa les mains dans la vapeur puis sortit la bouilloire de la cheminée, la soulevant du crochet avec un épais torchon propre.
« J’ai pensé que vous voudriez peut-être du thé, dit-il en remplissant une théière posée sur une table au centre de la pièce. Vous vous sentez toujours épuisée par votre voyage ?
— Un peu. »
L’Invocateur sourit. « Eh bien, dans ce cas, je vais préparer un mélange qui vous redonnera des forces. Avez-vous déjà essayé la dentelle de mim ? »
Rhapsody secoua la tête. « Je n’en ai même jamais entendu parier. »
Llauron se dirigea vers un large buffet haut, dont il sortit plusieurs petits sachets de toile tissée. « Je n’en suis pas surpris, c’est propre à ce lieu. Et le safran de printemps ? »
Il apparut soudain à la jeune femme que Llauron se servait peut-être de cet inventaire de plantes pour localiser sa terre natale à partir de ses connaissances en botanique.
« Quoi que vous choisissiez, ce sera très bien, s’empressa-t-elle de répondre.
— Eh bien, je pense que nous allons mélanger un peu de ça avec des fleurs d’oranger séchées, de la fougère sucrée et des feuilles de framboisier.
— Vous avez des feuilles de framboisier en hiver ?
— Oui, dans la serre. Vous aimeriez la visiter ?
— Oui, bien sûr. Ça sent très bon, au fait. » Elle prit la tasse fumante que Llauron avait posée devant elle et le suivit dans la pièce voisine.
Trois des murs de la pièce étaient constitués de verre, avec un foyer étrange au centre. Le fond du foyer était rempli de pierres rougeoyantes, au-dessus desquelles on avait suspendu deux grosses bouilloires de cuivre, qui diffusaient leur vapeur dans toute la pièce. Toute la serre était donc très moite, ce qui maintenait en vie les plantes qui s’entassaient en rangées, empilées les unes sur les autres.
Rhapsody déambula parmi les présentoirs bondés, ravie par cette fausse atmosphère estivale. Elle leva les yeux vers la machine à arroser qui diffusait des gouttelettes dans l’air. « Quel système fascinant.
— Oh, ça vous plaît, n’est-ce pas ? Plutôt ingénieux, je dirais. J’aimerais pouvoir m’en approprier le mérite, mais c’est mon père qui l’a conçu et construit pour ma mère, comme cadeau. Elle aimait les orchidées, et les fleurs exotiques.
— Vous avez des plantes très intéressantes, ici.
— Eh bien, comme je vous l’ai déjà dit, vous êtes la bienvenue si vous désirez rester ici, et apprendre la tradition des Filids. Il y a de nombreux aspects du culte de la Nature qui je pense vous plairaient, car vous avez l’instinct de ces choses-là. Je pourrais assurer moi-même bon nombre des leçons ; ce sera un divertissement fort plaisant.
— Je ne voudrais pas vous détourner de vos devoirs, Votre Excellence. »
L’Invocateur sourit. « Pensez-vous. L’aspect agréable de cette fonction, c’est que l’on décide de ses horaires. Et appelez-moi Llauron, sinon je me sens vieux. Alors qu’en dites-vous ? Vous pouvez rester ? Ou bien devez-vous vous rendre quelque part ? »
Rhapsody leva les yeux vers le regard bleu étincelant fixé sur elle avec intensité. Elle eut une impression étrange, comme si Llauron pouvait voir en son for intérieur. Même les sages de l’académie de musique n’étaient pas capables de reconnaître un Baptistrel à sa simple voix, tant qu’il n’avait pas chanté. Le fait que cet homme à l’air aimable puisse savoir d’elle des choses qu’il n’aurait pas dû connaître la mit mal à l’aise, et elle se sentit plus vulnérable encore que sous l’Arbre, quelques heures plus tôt. Cependant, elle était là pour apprendre, alors autant le faire de bonne grâce. « Non, finit-elle par répondre. Je n’ai nulle part où aller. Du moins pour l’instant. »